Dans son arrêt rendu le 23 mars 2021 dans l’affaire C-28/20 Airhelp c. SAS, la Cour de justice de l’UE s’est prononcée sur la notion de « circonstance extraordinaire » au sens du Règlement n° 261/2004 concernant l’indemnisation des passagers, notamment en cas d’annulation ou de retard important d’un vol. La Cour a estimé qu’une grève ne constituait pas une telle circonstance et que dès lors, l’indemnisation des passagers telle que prévue par ledit Règlement s’appliquait dans un tel cas.
Les faits relatifs à cette affaire remontent à avril 2019, lorsqu’un passager de la compagnie SAS avait vu son vol de Malmö à Stockholm annulé en raison d’une grève des pilotes de SAS (au Danemark, en Suède et en Norvège). Cette grève s’inscrivait dans le cadre des négociations en vue de la conclusion d’une nouvelle convention collective de travail et était notamment destinée à obtenir une augmentation de salaire. Le préavis de grève avait été déposé, conformément au droit suédois, une semaine avant le début de celle-ci.
Le passager ayant cédé son éventuel droit à indemnisation à Airhelp, une société internationale de défense des droits des passagers aériens, cette dernière avait introduit devant les tribunaux suédois une demande visant à obtenir l’indemnisation prévue par le règlement n° 261/2004 sur les droits des passagers aériens, en cas d’annulation d’un vol.
La compagnie aérienne SAS refusait d’accorder cette indemnisation estimant que la grève de leurs pilotes relevait de la notion de « circonstance extraordinaire » au sens de l’article 5, paragraphe 3 du Règlement n° 261/2004. Cette disposition précise en effet que si le transporteur aérien prouve que l’annulation résulte de circonstances extraordinaires qui n’auraient pas pu être évitées même si toutes les mesures raisonnables avaient été prises, il n’est pas tenu de verser d’indemnisation au titre du règlement.
SAS invoquait que la grève relevait de cette disposition en raison du fait qu’il s’agissait d’un événement satisfaisant aux conditions mises en évidence par la CJUE dans sa jurisprudence pour bénéficier de l’exonération, à savoir que la circonstance en question « échappe à la maitrise effective du transporteur aérien » et qu’elle n’est pas « inhérente à l’exercice normal de son activité de fourniture des services de transport aérien ». A l’inverse, Airhelp soutenait qu’une grève ne constituait pas une telle circonstance permettant l’exonération du paiement de l’indemnisation puisque la grève était survenue dans le cadre d’une négociation concernant la conclusion d’une convention collective de travail, ce qui s’inscrit dans le cours ordinaire des affaires d’une compagnie aérienne.
Suite à une demande d'interprétation soumise par le juge national saisi dans ce cadre, la Cour de justice a tranché la question et a jugé qu’un mouvement de grève, mené dans le respect de la législation nationale, entamé par le personnel d’un transporteur aérien et lié à des revendications concernant les relations de travail entre ledit transporteur et son personnel, si ces revendications sont susceptibles d’être traitées dans le cadre du dialogue social interne à l’entreprise, ne relève pas de la notion de « circonstance extraordinaire », au sens du Règlement n° 261/2004.
La réflexion de la Cour est basée sur deux critères jurisprudentiels cumulatifs susmentionnés, permettant de bénéficier de l’exonération prévue à l’article 5 paragraphe 3 du Règlement n° 261/2004 :
- La circonstance extraordinaire ne doit pas être inhérente à l’exercice normal de l’activité d’un transporteur aérien ; et
- Elle échappe entièrement à la maitrise effective d’un transporteur aérien.
La Cour a estimé, concernant le premier critère, que la grève était un événement inhérent à l’exercice normal de l’activité de tout employeur, y compris un transporteur aérien. En effet, la Cour a rappelé que le droit de mener une action collective, notamment sous forme d’une grève est un droit fondamental inscrit dans la Charte des droits fondamentaux de l’UE et que, dès lors, une action menée dans un cadre légal à l’encontre d’un transporteur aérien en vue d’obtenir notamment des meilleures conditions salariales est une activité inhérente à la gestion normale de ses activités.
En ce qui concerne le caractère maitrisable d’une telle action syndicale pour le transporteur aérien, la Cour a jugé que le fait que le droit de grève est inscrit dans la Charte des droits fondamentaux rend son déclenchement par les travailleurs prévisible pour tout employeur, notamment lorsque cette grève est précédée d’un préavis. Par conséquent, un transporteur aérien confronté à une grève annoncée au moyen d’un préavis licite conserve la maitrise effective d’un tel événement étant donné qu’il a les moyens de s’y préparer à l’avance et, le cas échéant, d’en atténuer les conséquences.
La Cour précise également la portée du point 14 du préambule du Règlement n° 261/2004, qui énonce que : « les obligations des transporteurs aériens effectifs devraient être limitées ou leur responsabilité exonérée dans les cas où un événement est dû à des circonstances extraordinaires qui n'auraient pas pu être évitées même si toutes les mesures raisonnables avaient été prises. De telles circonstances peuvent se produire, en particulier, en cas […] de grèves ayant une incidence sur les opérations d'un transporteur aérien effectif ». La notion de grève utilisée dans ce paragraphe ne vise pas les grèves « internes » au transporteur aérien mais bien les grèves externes à l’activité de celui-ci, telles que les grèves des contrôleurs aériens ou du personnel d’un aéroport.
Une nuance concernant les grèves dites « internes » est toutefois apportée par la Cour. En effet, une grève qui trouverait son origine dans des revendications pouvant être satisfaites uniquement par les pouvoirs publics serait susceptible de constituer une « circonstance extraordinaire », dans la mesure où elle échapperait à la maitrise effective du transporteur aérien dans un tel cas.
La Cour rappelle également que la précision apportée à la notion de circonstance extraordinaire, en écartant cette qualification pour une grève du personnel d’un transporteur aérien, ne contraint pas ce dernier à accéder sans négociations à l’entièreté des requêtes des grévistes. Il reste en mesure de faire valoir les intérêts de l’entreprise, de façon à parvenir à un compromis satisfaisant pour l’ensemble des partenaires sociaux.
Enfin, en ce qui concerne la balance d’intérêts entre la liberté d’entreprise et le droit de propriété du transporteur aérien d’une part, et la protection de consommateurs, d’autre part, la Cour rappelle qu’en raison de l’importance que revêt l’objectif de ce dernier, la protection des consommateurs est susceptible de justifier des conséquences économiques négatives, même considérables, pour certains opérateurs économiques, écartant de ce fait l’argument de SAS concernant le montant d’indemnisation qui devrait être déboursé en cas de demande de tous les passagers ayant vu leurs vols annulés lors de ladite grève qui avait duré pas moins de sept jours.
Il est intéressant de noter que la décision de la Cour va à l’encontre des conclusions de l’avocat général Priit Pikamäe, qui avait conclu que la grève du personnel de SAS satisfaisait aux deux critères jurisprudentiels de la Cour.
Cet arrêt vient étayer la jurisprudence déjà abondante de la Cour à ce sujet et apporte des précisions utiles pour déterminer le champ d'application exact du Règlement n°261/2004.
Rappelons à cette occasion que la Commission européenne a publié en 2016 des Orientations interprétatives relatives à ce Règlement visant à consolider la jurisprudence européenne y afférente.
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