Le 2 juin 2022, la Cour de justice de l'UE a prononcé son arrêt sur les obligations de Skeyes et les possibilités de recours à l’encontre de ses décisions dans le cadre d’une procédure préjudicielle lancée par le Tribunal de l'entreprise du Hainaut dans le cadre d’un litige initié par Ryanair concernant la décision de Skeyes en 2019 de fermer à plusieurs reprises l'espace aérien belge suite à un manque de personnel.
Bref rappel des faits pertinents
Skeyes est une entreprise publique autonome chargée, sur la base d’un monopole de droit, du contrôle du trafic aérien belge et de la formation opérationnelle et fonctionnelle des membres du personnel conformément au Règlement (CE) n°550/2004 du Parlement européen et du Conseil du 10 mars 2004 relatif à la fourniture de services de navigation aérienne dans le ciel dans le ciel unique européen.
En 2019, Skeyes a décidé à plusieurs reprises de fermer l’espace aérien belge en raison d’un manque de personnel causé par une action collective menée par les travailleurs de Skeyes. En réponse, Ryanair, compagnie aérienne low cost irlandaise, a entamé une procédure nationale en référé devant le Tribunal de l’entreprise du Hainaut. En l’occurrence, Ryanair sollicitait des mesures provisoires en extrême urgence suite à la fermeture de l’espace aérien belge. Il y a lieu de relever que ce n’était pas la première fois que l’espace aérien belge était fermé en raison de troubles sociaux et d'un manque recurrent de contrôleurs aériens.
Le Tribunal a décidé que l’espace aérien belge devait être réouvert par Skeyes sous peine d’astreintes en cas de non-exécution de l’ordonnance rendue par défaut. Skeyes a contesté la décision du Tribunal, invoquant son incompétence, via une tierce opposition étant donné qu’elle n’était pas partie à la procédure en référé introduite par Ryanair.
Selon Skeyes, elle remplit une fonction publique de contrôleur du trafic aérien et en tant qu’entreprise publique autonome soumise à un cadre juridique spécifique, le Tribunal de l’entreprise du Hainaut n’était pas compétent. Skeyes a, en outre, fait valoir qu’elle dispose du pouvoir discrétionnaire de règlementer l’espace aérien belge et que dès lors ses décisions ne sont soumises à aucun contrôle judiciaire. Ryanair ne disposait donc d’aucun droit subjectif afin d’introduire son recours initial.
La demande de question préjudicielle
Le 31 juillet 2020, le Tribunal a posé deux questions préjudicielles à la Cour de justice de l’UE dans le cadre de ce litige:
- Le Règlement (CE) n°550/2004 précité, doit-il être interprété en ce sens qu’il autorise les États membres à soustraire au contrôle judiciaire de cet État membre, les manquements allégués à l’obligation de fourniture de services par le prestataire de services de la circulation aérienne, ou les dispositions de ce Règlement doivent-elles être interprétées dans le sens qu’elles obligent les États membres à organiser un recours efficace contre les manquements allégués compte tenu de la nature des services à fournir ?
- Le Règlement (CE) n°550/2004 précité, doit-il être interprété comme excluant non seulement les règles de la concurrence proprement dite, mais également toutes autres règles applicables aux entreprises publiques actives sur un marché de biens et de services, qui ont un effet indirect sur la concurrence, telles que celles interdisant les entraves mises à la liberté d’entreprendre et de prestation de service ?
Arrêt de la Cour de justice de l’UE
En réponse à la première question préjudicielle, la Cour de justice de l'UE dit pour droit que l'article 8 du règlement (CE) n°550/2004 du Parlement européen et du Conseil du 10 mars 2004 relatif à la fourniture de services de navigation aérienne dans le ciel unique européen et l'article 47 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne confèrent aux usagers de l'espace aérien, tels que les compagnies aériennes, un droit à un recours effectif devant les juridictions nationales contre le prestataire de services de la circulation aérienne afin de soumettre à un contrôle juridictionnel le prétendu manquement à l'obligation de fournir des services.
Toute personne dont les droits et les libertés garantis par le droit de l'UE sont violés a, en principe, droit à un recours effectif devant une juridiction. En effet, l'obligation de prestation de services de Skeyes entraîne des droits susceptibles d'être affectés, voire violés, dans l'hypothèse où elle déciderait de fermer l'espace aérien. La Cour de justice de l’UE considère que ce contrôle juridictionnel peut, si nécessaire, être adapté au degré de discrétion dont jouit une entreprise publique autonome telle que Skeyes et qu'en l'absence d'un règlement européen d'harmonisation, les États membres sont libres, conformément au principe de l'autonomie procédurale, d'attribuer ce pouvoir de contrôle à une juridiction administrative ou civile, pour autant que les droits conférés par le droit de l'UE puissent être exercés de manière effective.
En ce qui concerne la réponse à la deuxième question préjudicielle, la Cour de justice de l’UE confirme que le droit de la concurrence ne s'applique pas à la fourniture de services de trafic aérien, car celle-ci est liée à l'exercice de la puissance publique, comme l'indique le considérant 5 du règlement (CE) n°550/2004 précité, et n'est donc pas de nature économique. Le considérant 13 dudit règlement précise toutefois que la fourniture de services de communication, de navigation et de surveillance, ainsi que des services d'information aéronautique, doit être organisée aux conditions du marché.
L'application des droits et libertés liés à la libre prestation des services de transport et à la liberté d'entreprise, prévus par l'article 16 de la Charte précitée et reconnus de manière générale par le droit de l'UE et par les législations et pratiques nationales, n'est donc pas exclue dans ce contexte.
Conclusion
La décision de la Cour de justice de l'UE n'est pas totalement inattendue et s'inscrit dans le droit fil des conclusions de l'avocat général Rantos sur cette question.
Relevons toutefois que la Cour de justice de l’UE n’a pas été aussi loin que l’avocat général quant au contenu même de l’obligation de continuité de Skeyes. En effet, dans ses conclusions, il avait reconnu que Skeyes était autorisée à appliquer une mesure de « taux zéro », ce qui signifie qu’aucun aéronef ne peut décoller, atterrir ni même transiter dans l’espace aérien belge ou dans certaines zones de celui-ci. En ce sens, une fermeture de l’espace aérien peut effectivement être justifié pour des raisons de sécurité. L’avocat général mentionnait à titre exemplatif des conditions météorologiques extrêmes, des actes de terrorisme, des adaptations des systèmes et installations de contrôle du trafic aérien, etc. Toutefois, la sécurité aérienne ne peut être invoquée afin de justifier une mesure de « taux zéro » lorsque son origine est exclusivement imputable au prestataire de services de navigation aérienne comme, par exemple, des difficultés organisationnelles entrainant une pénurie de contrôleurs aériens.
La Cour de justice de l’UE ne s’est pas prononcée à cet égard mais il reviendra au Tribunal de l’entreprise du Hainaut de le faire.
Désormais, il est clairement établi que lorsqu'une entreprise publique autonome telle que Skeyes utilise son pouvoir discrétionnaire pour fermer l'espace aérien belge, elle doit tenir compte de l'impact de sa décision sur les droits des compagnies aériennes et du risque de devoir la justifier devant la juridiction nationale compétente. Sur la base de ces éléments, le Tribunal de l’entreprise du Hainaut devra trancher le litige entre Skeyes et Ryanair à la lumière des éclaircissements de la Cour de justice de l’UE.
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