Le Tribunal de l’UE confirme la récupération de l’aide en faveur de Tirrenia di navigazione

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Le 18 mai 2022, le Tribunal de l’UE a confirmé la légalité de la décision de la Commission européenne du 2 mars 2020 concernant la récupération des aides illégales et incompatibles octroyées par l’Italie à l’ancien groupe Tirrenia di navigazione SpA, pour l’une de ses filiales, Adriatica, entre 1992 et 1994. Cet arrêt apporte des clarifications utiles sur la prescription en matière d’aides d’Etat, la distinction entre aides nouvelles et aides existantes ainsi que sur la compatibilité des aides d’Etat en lien avec une entente illégale entre entreprises.

Présentation de l’affaire

La société italienne « Tirrenia di navigazione SpA» était une société de transport maritime de passagers et de fret qui reliait plusieurs ports en Italie et en Méditerranée. Dans le but de garantir la continuité du service du transport maritime, les autorités italiennes versaient aux 5 filiales du groupe Tirrenia des compensations de service public. En 1999, à la suite de plusieurs plaintes, la Commission a ouvert une procédure formelle d’examen sur les subventions octroyées à chaque société du groupe.

En 2005, la Commission a adopté une décision concluant à la compatibilité partielle des compensations octroyées par la République italienne aux compagnies maritimes Adriatica, Caremar, Siremar, Saremar et Toremar. S’agissant d’Adriatica, elle a qualifié l’aide pour la période entre janvier 1992 et juillet 1994 d’incompatible et d’illégale et a imposé aux autorités italiennes de récupérer ces aides auprès d’Adriatica.. Cette décision a fait l’objet de trois recours en annulation devant le Tribunal de l’UE (1) par Tirrenia, qui avait repris les activités courantes d’Adriatica (affaire T-265/04), (2) par Caremar, Saremar, Siremar et Toremar (affaire T-292/04) et (3) par Navigazione Libera del golfe SpA (affaire T-504/04).

Par un arrêt rendu le 4 mars 2009, le Tribunal de l’UE a annulé la décision de la Commission pour défaut de motivation.

Par conséquent, la Commission a procédé à un nouvel examen approfondi des mesures. Elle a invité les autorités italiennes à fournir tous les renseignements nécessaires en vue d’apprécier les mesures en question. Suite à ces échanges qui ont duré jusqu’en 2018, la Commission a adopté une nouvelle décision le 2 mars 2020.

La décision de la Commission du 2 mars 2020

La Commission s’est prononcée sur les compensations de service public accordées aux 5 filiales du groupe Tierrenia, Adriatica, Caremar, Saremar, Siremar, Toremar au cours de la période 1992-2008. Elle conclut à la compatibilité des subventions accordées entre 1992 à 2008 à l’ancien groupe « Tirrenia » , à l’exception de celle accordée à Adriatica pour l’exploitation de la ligne Brindisi/Corfou/Igoumenitsa/Patras entre janvier 1992 et juillet 1994.

Premièrement, la Commission considère que l’aide en faveur d’Adriatica constitue une nouvelle aide car le mécanisme permettant de calculer le montant de la compensation a été modifié de manière substantielle à plusieurs reprises.

Ensuite, elle confirme que le service de transport maritime entre la Grèce et l’Italie est un service d’intérêt économique et général (SIEG). En effet, cette liaison permet d’assurer la continuité du transport de marchandises et de passagers. Par conséquent, la société pouvait à ce titre bénéficier d’une compensation de service public en vertu de l’article 106.2 du traité sur le fonctionnement de l’UE.

Cependant, la Commission constate que, tout en bénéficiant d’aides publiques pour l’exploitation de cette ligne entre la Grèce et l’Italie, Adriatica était impliquée dans un cartel de prix afférent aux véhicules transportés par les navires entre octobre 1990 et juillet 1994. En raison de l’existence de ce cartel, elle a considéré que la compensation des obligations de service public versée pour l’exploitation de cette ligne entre janvier 1992 et juillet 1994 était incompatible avec le marché intérieur.

Dès lors, la Commission a confirmé dans sa décision du 2 mars 2020 l’obligation pour l’Italie de récupérer l’aide illégale et incompatible avec le marché intérieur, auprès du bénéficiaire pour l’aide octroyée à Adriatica pour la période comprise en 1992 et 1994.

La société Tirrenia di Navigazione SpA a déposé un nouveau recours en annulation devant le Tribunal de l’UE à l’encontre de la décision de la Commission.

Les arguments de la société Tirrenia di Navigazione SpA

Dans son recours, la société italienne soulève plusieurs moyens d’annulation :

  • Une violation des règles de procédure concernant le délai de prescription pour la récupération des aides déclarées illégales et incompatibles. En effet, les pouvoirs de la Commission en matière de récupération de l’aide sont soumis à un délai de prescription de 10 ans.
  • Une application erronée des règles en matière d’aides d’Etat, de la qualification erronée de l’aide comme aide nouvelle, de l’illégalité de la décision par laquelle la Commission déclare l’aide nouvelle et incompatible ainsi que la violation de l’obligation de motivation et du principe de proportionnalité.
  • Une violation des principes de sécurité juridique et de bonne administration pour ce qui concerne la durée de la procédure, ainsi que de la pertinence du principe de confiance légitime.

L’appréciation du Tribunal de l’UE

Premièrement, le Tribunal vérifie si la Commission avait le droit de récupérer l’aide plus de 25 ans après son octroi. A cet égard, le Tribunal a jugé que la prescription de 10 ans à partir de l’octroi de l’aide n’était pas écoulée car ce délai a été interrompu à plusieurs reprises en raison de mesures de procédure prises par la Commission.

Deuxièmement, concernant la qualification d’aide nouvelle, il convient de rappeler que le contrôle de la Commission est différent selon que l’aide est considérée comme existante ou nouvelle. L’aide nouvelle doit être notifiée avant son entrée en vigueur et ne peut entrer en vigueur qu’après décision positive de la Commission. A l’inverse, l’aide existante est celle qui était déjà d’application avant l’entrée en vigueur du traité CEE (devenu traité sur le fonctionnement de l’UE) ou bénéficiant de la prescription en raison de l’écoulement d’une période de 10 ans depuis son octroi sans interruption par un acte d’enquête de la Commission. A ce propos, le Tribunal relève qu’en vertu du règlement européen 2015/1589 relatif à la procédure en matière d’aides d’Etat, toute modification substantielle d’une aide existante entraîne la mise en œuvre d’une aide nouvelle. Constituent de telles modifications substantielles des modifications au mécanisme de compensation pour l’exploitation de liaisons soumises à l’obligation de service public, à la période de versement des compensations ou portant sur les ressources budgétaires affectées au financement des liaisons de service public.

Troisièmement, selon le Tribunal, la présence d’une entente sur la fixation des prix des véhicules utilisés pour la liaison entre la Grèce et l’Italie n’est pas la seule raison de l’incompatibilité de l’aide avec le marché intérieur. En effet, la Commission s’est fondée sur l’influence de la participation de la société italienne à une entente sur les compensations de services publics octroyés à cette dernière pour la réalisation du SIEG. A cet égard, le Tribunal constate une contradiction entre l’objectif de l’entente qui est d’accroitre les prix pour les consommateurs et, à l’inverse, l’objectif poursuivi par les obligations de services publics qui est de maintenir des prix accessibles pour les consommateurs de ce service. Par conséquent, le Tribunal a jugé que la Commission avait suffisamment motivé le lien entre la participation à l’entente et l’aide pour aboutir à l’incompatibilité de l’aide avec le marché intérieur.

Par ailleurs, le Tribunal constate que le principe de proportionnalité n’a pas été violé car la demande de récupération de l’aide par la Commission ne constitue pas une amende mais est la simple conséquence de l’incompatibilité de cette aide avec le marché intérieur.

De plus, en ce qui concerne les principes de sécurité juridique et de bonne administration, le Tribunal précise que la durée excessive de la procédure est imputable aux autorités italiennes qui n’ont pas pleinement collaboré avec la Commission en refusant de leur transférer les documents nécessaires afin de contrôler la compatibilité de ces aides au marché intérieur.

Enfin, avec sa décision de 2005, la Commission avait déjà émis des doutes concernant la compatibilité de ces aides au regard du marché intérieur. Dès lors, la société italienne pouvait prévoir que la Commission allait poursuivre son enquête concernant l’aide octroyée qu’elle considérait déjà comme illégale en 2005.

Commentaires

Cet arrêt met fin à une longue saga procédurale, sous réserve d’un éventuel pourvoi de Tirrenia devant la Cour de justice de l’UE.

Elle met en lumière la longueur des procédures en aides d’Etat, cette affaire ayant débuté il y a près de 25 ans. Toutefois, cette longueur n’empêche la récupération d’aides accordées il y a 30 ans si le retard est imputable à l’Etat concerné comme le confirme le Tribunal de l’EU dans cette affaire. La question demeure lorsque le retard est dû à la Commission européenne, celle-ci devant respecter le principe du délai raisonnable.

Le Tribunal apporte également des clarifications sur les modifications substantielles apportées à une aide et susceptibles d’empêcher l’application de la prescription de 10 ans.

Enfin, le Tribunal confirme le principe de la légalité des compensations de service public et l’impact éventuel d’un cartel de prix sur la compatibilité de telles aides. Ce principe de légalité avait déjà été appliquée concernant le respect de la règlementation applicable en marchés publics mais pas encore en matière de droit de la concurrence.