Le 12 janvier 2023, la Cour de justice de l’UE confirme l’arrêt du Tribunal de l’UE condamnant la société nationale lituanienne des chemins de fer pour abus de position dominante constaté suivant le démantèlement d’un tronçon de voie ferrée.
Cet arrêt vient clôturer une saga débutée il y a 15 ans et concernant d’une part la société nationale des chemins de fer de Lituanie Lietuvos gelezinkeliai AB (ci-après « LG »), gestionnaire des infrastructures ferroviaires et fournisseur de prestations de services de transport ferroviaire en Lituanie et l’entreprise spécialisée dans le raffinage de pétrole brut et dans la distribution de produits pétroliers raffinés Orlen Lietuva AB. (ci-après « Orlen » ).
Les faits de l’affaire
En 2008, Orlen qui transportait par voie ferroviaire 90 % de sa production de produits pétroliers raffinés à destination des marchés estoniens et lettons, était l’un des clients les plus importantes de LG. Pour la partie lituanienne de l’itinéraire, Orlen avait recours aux services de LG qui sous-traitant le transport à Latvijas dzelzcels, une société nationale des chemins de fer de Lettonie (ci-après « LDZ »), , cette dernière ne bénéficiant pas des autorisations réglementaires nécessaires pour exercer ses activités de manière indépendante sur le territoire lituanien. Une fois la frontière passée, LDZ poursuivait le transport sur le territoire letton.
Au début de l’année 2008, un litige commercial est survenu entre LG et Orlen au sujet des tarifs payés par cette dernière pour le transport de ses produits pétroliers.
Le 12 juin 2008, Orlen a unilatéralement décidé d’appliquer un taux inférieur à celui demandé par LG et de retenir le paiement de la différence.
En raison de ce litige, Orlen a souhaité contracter directement avec LDZ pour les services de transport ferroviaire en Lituanie et LG a résilié leur accord à compter du 1er septembre 2008.
Un peu plus tard, à la suite d’une déformation de la voie ferrée sur quelques dizaines de mètres, LG a suspendu le trafic sur le tronçon de l’itinéraire court vers la Lettonie.
Ensuite, LG a décidé de démanteler complètement ce tronçon de la voie ferrée, sur une longueur de 19km.
Dans le prolongement des négociations entre Orlen et LDZ, cette dernière a introduit une demande afin d’obtenir une licence pour le transport des produits sur la partie lituanienne de l’itinéraire.
Cependant, en apprenant ledit démantèlement, toutes les discussions entre les deux potentiels co-contractants ont été interrompues.
Le 14 juillet 2010, Orlen a saisi la Commission d’une plainte formelle contre LG pour abus de position dominante.
La décision de la Commission européenne
Le 6 mars 2013, la Commission a décidé d’engager une procédure d’application de l’article 102 TFUE contre LG.
Dans sa décision finale du 17 octobre 2023, la Commission a constaté que LG détenait d’une part un monopole légal sur le marché de la gestion des infrastructures ferroviaires en Lituanie et d’autre part, en aval, une position dominante sur le marché de la fourniture de services de transport ferroviaire de produits pétroliers.
En outre, selon elle, le démantèlement par LG de la voie ferrée a bloqué l’entrée de LDZ sur le marché du fret ferroviaire lituanien ou, à tout le moins, a rendu son entrée sur le marché beaucoup plus difficile.
En effet, en raison de la suppression de ce tronçon, seul un itinéraire beaucoup plus long et exposant LDZ à d’importants risques commerciaux était possible.
La Commission a également relevé que LG avait supprimé la voie en toute hâte, que la société avait œuvré pour convaincre le gouvernement lituanien de ne pas reconstruire la voie ferrée, qu’elle n’a pris aucunes mesures préparatoires normales pour sa reconstruction et qu’elle avait connaissance du projet d’Orlen de contracter avec LDZ.
Une telle suppression est contraire aux pratiques courantes du secteur et LG était consciente du risque de perte des activités d’Orlen en raison du démantèlement.
Pour toutes ces raisons, la Commission a conclu dans sa décision du 2 octobre 2017 que LG avait abusé de sa position dominante en dressant des barrières à l’entrée du marché sans justification objective et convaincante.
Compte tenu de la gravité et de la durée de l’infraction, la Commission a infligé à LG une amende d’un montant de 27 873 000 EUR, lui a enjoint de mettre fin à cette infraction et de lui communiquer dans un délai de 3 mois une proposition de mesures à cet effet.
LG a introduit un recours devant le Tribunal de l’UE visant à l’annulation de cette décision et à titre subsidiaire, la réduction du montant de l’amende infligée.
Par arrêt du 18 novembre 2020, le Tribunal de l’EU a rejeté le recours de LG quant à l’existence d’un abus mais a diminué le montant de l’amende à 20 068 650 EUR après avoir effectué une juste appréciation de la gravité et de la durée de l’infraction.
LG s’est ensuite pourvu en appel devant la Cour de Justice de l’UE.
L’arrêt de la CJUE
Dans son arrêt du 12 janvier 2023, La Cour de justice de L’UE confirme l’arrêt du Tribunal de l’UE condamnant la société nationale lituanienne des chemins de fer pour abus de position dominante.
Dans son premier moyen, LG affirmait qu’il fallait appliquer le test établi de la jurisprudence Bronner pour déterminer l’existence ou non de la pratique abusive alléguée.
La jurisprudence Bonner concernait une entreprise de presse détenant une position dominante sur le territoire d'un Etat membre qui refussait d'intégrer la distribution d'un quotidien concurrent d'une autre entreprise du même Etat membre dans son propre système de portage à domicile de journaux.
L’hypothèse de la destruction d’une infrastructure par une entreprise dominante, comme il est question dans l’affaire in specie, doit être distinguée de celle d’un refus d’accès de la jurisprudence Bronner.
En effet, du fait de la destruction, l’infrastructure devient inutilisable non seulement pour les concurrents mais également pour l'entreprise dominante elle-même. La présente affaire ne soulève pas un problème d’accès au sens de l’affaire Bronner, cette jurisprudence n’est donc pas applicable au cas d’espèce.
Dans un autre moyen, LG arguait que la suppression de la voie ferrée n’a pas aggravé la situation existante après la suspension antérieure du trafic et qu’il n’aurait existé, en l’absence de suppression, aucune possibilité que la voie ferrée soit, à court terme, remise en service. Selon LG, cette suppression ne produisait donc pas d’effets anticoncurrentiels d’éviction de la concurrence.
La Cour a relevé à cet égard qu’en contestant la considération selon laquelle la voie ferrée aurait pu être remise en service « à court terme » moyennant des réparations initiales, LG cherchait à mettre en cause les appréciations factuelles du Tribunal et ne tirait argument d’aucune dénaturation de ces éléments par le Tribunal, son argumentation est alors irrecevable, le pourvoi devant être limité à des questions de droit et non d’appréciation factuelle par le Tribunal.
Par ailleurs, le Tribunal avait également relevé qu’il ressortait d’une lettre envoyée, le 18 septembre 2008, par la direction des infrastructures ferroviaires de LG au conseil de planification stratégique que seul 1,6 km de voie ferrée devait être reconstruit immédiatement et que les défauts relevés sur les 19km de la voie ferrée, impliquaient une réparation entière dans un délai de cinq ans. Sur la base de ces informations, une suppression complète et immédiate n’était alors pas justifiée.
La Cour rappelle ensuite qu’en tant que gestionnaire d’infrastructures ferroviaires, il incombait à LG, outre son obligation réglementaire de garantir la sécurité du trafic, une obligation réglementaire de minimiser les perturbations et d’améliorer les performances du réseau ferroviaire. En raison de sa position dominante sur le marché pertinent, LG avait également une responsabilité particulière de ne pas porter atteinte, par son comportement, à une concurrence effective et non faussée. De facto, LG aurait dû en tenir compte et éviter d’éliminer toute possibilité de remettre la voie ferrée en service à court terme, au moyen d’une reconstruction échelonnée.
Selon la Cour, la suppression de la voie ferrée était susceptible de produire des effets anticoncurrentiels d’éviction du marché, notamment parce qu’une aggravation après la suspension du trafic sur cette voie a été constatée.
Enfin, LG arguait que le Tribunal s’était contredit en diminuant le montant de l’amende lui incombant en se basant sur l’intention anticoncurrentielle.
La Cour rappelle qu’il ne lui appartient pas de substituer, pour des motifs d’équité, son appréciation à celle du Tribunal sur le montant des amendes infligées à des entreprises excepté dans la mesure où la Cour estimerait que le niveau de la sanction est non seulement inapproprié, mais également excessif et disproportionné, ce qui n’est pas le cas en l’espèce.
Conformément à l’article 23, paragraphe 3 du Règlement n° 1/2003, l’appréciation du montant de l’amende par le Tribunal a été guidée par la prise en considération de la gravité de l’infraction commise et de la durée de celle-ci sans aucune prise en compte d’une quelconque intention anticoncurrentielle. A supposer même que le Tribunal se soit contredit concernant l’existence, ou non, d’une intention anticoncurrentielle, une telle contradiction serait, en toute hypothèse restée sans incidence sur la réévaluation, par le Tribunal, du montant de l’amende.
Sur base de toutes ces considérations, la Cour a rejeté le pourvoi intenté par LG dans son intégralité.
Conclusion
Cet arrêt vient compléter la jurisprudence existante afférente à l’accès à des infrastructures essentielles et a pour conséquence d’imposer une contrainte significative aux gestionnaires des infrastructures ferroviaires qui peuvent donc être contraints de rénover et reconstruire des tronçons si leur suppression porte atteinte à des concurrents réels ou potentiels. La motivation de telles décisions qu’elle soit stratégique ou financière est dès lors fondamentale.
Il convient de relever, à l’instar de M. l’avocat général, que plusieurs arguments avancés par LG ont été soulevés tardivement dans le mémoire en réplique et à l’audience des plaidoiries. Ils n’ont donc pas été considérés par la Cour.
Notons également que dans sa décision datant du 18 novembre 2020, le Tribunal établit une motivation extrêmement vague quant à la réduction significative du montant de l’amende retenue, à savoir 7 804 350 EUR.
En l’absence de motivation, il est dès lors compliqué d’identifier les raisons qui justifient une telle réduction du montant de l’amende, surtout lorsque le Tribunal confirme la décision litigieuse, en rejetant l'ensemble des moyens soulevés par LG.
Il est très étonnant que la société LG n’ait pas mentionné ce défaut de motivation au sein de ses nombreux moyens devant la Cour. La Commission, qui aurait également un intérêt légitime à faire valoir une violation de l'obligation de motivation, n'a pas non plus semblé vouloir réagir en formant un pourvoi incident limité à la contestation de l'amende.
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