Aides d’Etat : sur recours de Ryanair, le Tribunal de l’UE annule les décisions de la Commission approuvant les aides en faveur de SAS, Deutsche Lufthansa et de compagnies italiennes dans le contexte de la pandémie de Covid-19

Europe
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Le Tribunal de l’UE a annulé le jeudi 11 mai 2023 deux décisions de la Commission européenne autorisant des aides d’Etat sous la forme d’apports en capital en faveur des compagnies aériennes SAS et Deutsche Lufthansa notamment en raison de l’absence d’un mécanisme de hausse de la rémunération de la participation des Etats suédois et allemand et des modalités de sortie du capital. Le 24 mai 2023, le Tribunal a annulé pour défaut de motivation la décision de la Commission du 22 décembre 2020 autorisant le régime d’indemnisation des compagnies aériennes titulaires d’une licence émise par les autorités italiennes. Les compagnies visées par ce régime sont ieos SpA, Blue panorama Airlines SpA et Air Dolomiti SpA.

Les instruments d’aides mis en place par les Etats : deux mesures de recapitalisation et un fonds d’indemnisation

Dans l’affaire Deutsch Lufthansa, la Commission européenne avait autorisé le 25 juin 2020 une aide individuelle de l’Allemagne, d’un montant de 6 milliards EUR, accordée sous la forme d’instruments de recapitalisation à Deutsche Lufthansa prenant à la fois la forme d’une participation au capital, des participations tacites et une obligation convertible. A la suite du recours de Ryanair à l’encontre de cette décision devant le Tribunal de l’UE, la Commission avait adopté le 14 décembre 2021 une décision rectificative.

Dans l’affaire SAS, la Commission a approuvé le 17 août 2020 une aide du Danemark et de la Suède d’environ un milliard EUR accordée à SAS sous la forme d’instruments de recapitalisation, à savoir une participation hybride et une souscription de nouvelles actions ordinaires en fonds propres.

Le 22 décembre 2020, la Commission européenne a approuvé une mesure d’aide consistant en des subventions versées à certaines compagnies aériennes titulaires d’une licence italienne au moyen d’un fonds d’indemnisation de 130 millions d’euros. Cette mesure visait à remédier aux dommages subis par les compagnies aériennes éligibles en raison des restrictions de déplacement et des autres mesures de confinement prises dans le cadre de la pandémie de Covid-19 sur la base de l’article 107.2, b) du traité sur le fonctionnement de l’UE. La base juridique de cette mesure était donc différente de celle des aides accordées à SAS et Deutsche Lufthansa, explicitées ci-dessus.

Conformément à l’une des conditions d’éligibilité prévues par la mesure italienne, pour pouvoir bénéficier de celle-ci, les compagnies aériennes devaient disposer d’une licence italienne mais en outre devaient appliquer à leurs employés dont la base d’affectation était en Italie, ainsi qu’aux employés d’entreprises tierces participant à leurs activités, une rémunération égale ou supérieure à la rémunération minimale fixée par la convention collective nationale applicable au secteur du transport aérien, conclue par les organisations patronales et syndicales considérées comme les plus représentatives au niveau national.

Les recours de Ryanair

Le 22 janvier 2021, le 4 mai 2021 et le 18 mai 2021, Ryanair a intenté des recours à l’encontre de ces trois décisions de la Commission devant le Tribunal de l’UE.  La compagnie Condor est également requérante dans l’affaire Deutsche Lufthansa.

Les recours de Ryanair étaient fondés sur plusieurs moyens :

  1. La Commission a fait une mauvaise application de son Encadrement temporaire  et commis un détournement de pouvoirs en décidant que la Deutsche Lufthansa AG peut prétendre à l’aide, en n’évaluant pas s’il n’ avait pas d’autres mesures possibles plus adéquates et moins préjudiciables, en décidant que le montant de la recapitalisation était proportionné, en s’abstenant d’appliquer les conditions voulues à la sortie de l’État, en n’imposant pas suffisamment de cessions de créneaux, et en s’abstenant d’interdire effectivement toute expansion agressive par le bénéficiaire ;
  2. La Commission européenne a fait une mauvaise application de l’article 107, paragraphe 3, sous b), TFUE en considérant que l’aide remédie à une perturbation grave de l’économie allemande, en méconnaissant son obligation de mettre en balance les effets bénéfiques de l’aide et ses effets défavorables sur les conditions du marché et la persistance d’une libre concurrence (la « mise en balance ») et en sollicitant la présentation tardive d’un plan de restructuration.
  3. La Commission a méconnu les principes généraux de non-discrimination, de libre prestation de services et de liberté d’établissement.
  4. La Commission n’a pas ouvert de procédure officielle d’enquête en dépit de graves difficultés et a méconnu les droits procéduraux de la requérante ;
  5. La Commission a méconnu son obligation de motiver ses actes.

Concernant son premier moyen dans les affaires SAS et Deutsche Lufthansa, Ryanair a contesté la compatibilité des aides avec l’Encadrement temporaire visant à soutenir l’économie dans le contexte de la flambée de COVID-19 car elles n’étaient pas assorties de mécanisme de hausse de la rémunération (step up). Selon la compagnie irlandaise, la Commission n’avait également pas imposé de mécanisme alternatif ayant un effet incitatif équivalent sur la sortie de l’État du capital et ayant une incidence globalement similaire sur la rémunération de l’État qu’un mécanisme de hausse de la rémunération. L’Encadrement temporaire visant à soutenir l’économie dans le contexte de la flambée de COVID-19, adopté par la Commission européenne en mars 2020, amendé à diverses reprises pour en étendre son champ et sa durée jusqu’au 30 juin 2022, prévoyait en effet une longue liste de conditions pour l’autorisation des mesures de recapitalisation. Concernant la rémunération et la sortie de l’État, il imposait la mise place d’un mécanisme visant à inciter progressivement le bénéficiaire concerné et les autres actionnaires à rembourser les recapitalisations accordées par les Etats dans le contexte de la pandémie de COVID-19. Ces mesures de recapitalisation avaient en effet une vocation à être temporaires.  À cette fin, l’Encadrement prévoyait que la rémunération de la mesure de recapitalisation devait être augmentée pour converger vers les prix du marché.

Dans l’affaire des compagnies italiennes, Ryanair a soulevé un manque de motivation de la décision de la Commission, en ce qu’elle ne prévoit pas d’ouvrir de procédure formelle d’examen de la mesure d’aide. La compagnie a également contesté devant le Tribunal le fait que la Commission ait examiné la compatibilité avec le droit de l’Union de l’exigence d’une rémunération minimale, uniquement au regard du règlement (CE) no 593/2008 du Parlement européen et du Conseil, du 17 juin 2008, sur la loi applicable aux obligations contractuelles (Rome I) (JO 2008, le « règlement Rome I »), et non au regard des principes européens de non-discrimination et de la libre prestation des services prévus par les Traités.

L’appréciation du Tribunal de l’UE

Les affaires SAS et Deutsche Lufthansa

Concernant l’affaire SAS, le Tribunal dit pour droit que la mesure en cause, composée de deux instruments (l’aide hybride et l’aide en fonds propres) doit néanmoins être assimilée à une mesure unique de recapitalisation. Ainsi, selon le Tribunal, en raison du caractère intimement lié de ces deux mesures, l’annulation de la partie de la décision de la Commission relative à l’instrument de recapitalisation en fonds propres entraîne l’annulation de la décision concernant la mesure d’aide dans son ensemble, malgré le fait que l’instrument hybride ait été jugé conforme à l’encadrement temporaire.

L’application des obligations prévues par l’Encadrement temporaire aux instruments d’aides hybrides

Dans l’affaire SAS, le Tribunal de l’UE a validé le raisonnement de la Commission selon lequel que l’Encadrement temporaire n’exige un mécanisme de hausse de la rémunération que pour les instruments de fonds propres et que cette condition n’est pas applicable aux instruments hybrides non convertibles en action, comme en l’espèce les titres hybrides de l’État. L’Encadrement ne prévoit un mécanisme de hausse de la rémunération qu’après la conversion en fonds propres de l’instrument hybride concerné. Ainsi, si le principe général de hausse de la rémunération des instruments de recapitalisation est effectivement applicable aux instruments hybrides, en vertu de l‘Encadrement temporaire qui prévoit qu’ils sont rémunérés par un taux d’intérêt croissant jusqu’à leur conversion en instruments de fonds propres, tel est le cas en l’espèce car la mesure comporte un système d’intérêts composés en cas de défaut de paiement. De ce fait, la rémunération des titres hybrides de l’État augmente au fil du temps, ce qui constitue une incitation à la sortie de l’État. Le Tribunal a donc confirmé la légalité du mécanisme alternatif mis en place par l’Etat membre concernant l’instrument hybride.

Le Tribunal a appliqué le même raisonnement dans l’affaire Deutsche Lufthansa. En l’espèce, l’Encadrement temporaire prévoyait l’application de taux variables pour la rémunération des instruments hybrides jusqu’à leur conversion en fonds propres. L’Etat français avait proposé un système prévoyant l’application de taux fixes pour la rémunération. Le Tribunal a approuvé l’approche de la Commission qui a validé ce mécanisme alternatif de hausse de la rémunération au motif qu’un résultat similaire à celui visé par l’Encadrement temporaire en ce qui concerne les effets incitatifs sur la sortie de l’État du capital ayant une incidence globalement similaire sur la rémunération de l’État a été obtenu. Le Tribunal a estimé, à l’instar de la Commission, que les taux fixes n’étaient pas forcément plus favorables que les taux variables, contrairement à ce qu’affirmait Ryanair, car s'il est vrai que les taux peuvent fluctuer  à la baisse, ils peuvent aussi fluctuer à la hausse. En conséquence, le Tribunal a autorisé le mécanisme au motif que la rémunération à taux fixe prévue par la mesure était globalement supérieure que celle prévue par les taux variables.

Cependant, le Tribunal a suivi en partie  Ryanair sur le point suivant : le prix des actions lors de la conversion de l’instrument hybride en fonds propres n’était pas déterminé, en l’espèce, sur la base du prix du marché comme l’exige pourtant l’Encadrement. Le Tribunal en a dès lors conclu un défaut  de motivation de la Commission car elle n’a pas expliqué dans sa décision en quoi il était justifié de calculer les prix des actions lors de la conversion de la participation hybride en fonds propres sans suivre la méthode préconisée par la Commission dans son Encadrement temporaire.

Par ailleurs, le Tribunal a rejeté la position de la Commission selon laquelle l’engagement pris par Deutsche Lufthansa de solliciter l’autorisation de cette dernière, dans le cas où le prix qui devrait résulter du mode de calcul prévu par l’encadrement temporaire serait au-dessous de celui prévu dans la mesure en cause, lui permettrait de déroger audit Encadrement temporaire. En effet, l’Allemagne ne s’était pas engagé à rendre le prix des actions de l’instrument hybride, lors de sa conversion en fonds propres, conforme aux exigences de l’Encadrement temporaire mais seulement, sur le plan procédural, à solliciter l’autorisation de la Commission avant d’exercer son droit à conversion. 

L'absence de hausse de la rémunération dans les instruments de recapitalisation sanctionnée par le Tribunal de l’UE

Dans les deux affaires, l’instrument de fonds propres n’était assorti d’aucun mécanisme de hausse de la rémunération. La Commission a néanmoins considéré que la structure globale des mesures en cause constituait un mécanisme alternatif conforme à l’encadrement temporaire.

Dans les deux cas, le Tribunal a rejeté cet argument en affirmant que l’absence de mécanisme de hausse de la rémunération de la recapitalisation ne pouvait être compensée par l’existence d’autres mécanismes distincts poursuivant des mécanismes distincts. A titre d’exemple, les Etats ont invoqué le respect de l’Encadrement temporaire en matière de prix initial d’achat des actions car ils avaient acquis les actions à un prix avantageux.

Le Tribunal a rappelé que l’obligation de prévoir un tel mécanisme était une obligation distincte de la nécessité de créer un mécanisme de hausse de la rémunération car les objectifs poursuivis par ces deux mécanismes étaient différents.

En effet, le but de la hausse de la participation était de rendre plus onéreuse la participation des Etats alors que le prix d’achat des actions avait pour objectif de garantir que le prix auquel les Etats avaient acquis les actions n’excédait pas celui du marché et n’avait pas nécessairement pour but d’augmenter l’incitation de l’opérateur à racheter les actions. Il en va de même pour l'interdiction de distribuer des dividendes qui était aussi une exigence distincte au regard de l’Encadrement temporaire.

Ainsi, le Tribunal de l’UE a affirmé que les Etats n’avaient mis en place aucun mécanisme de hausse de la rémunération de la recapitalisation ni aucun mécanisme alternatif ayant des effets similaires.

L’affaire des compagnies Italiennes

L’absence de motivation de la décision de la Commission de ne pas ouvrir de procédure formelle d’examen du régime d’aide, notamment dans la prise en compte de la compatibilité de la mesure avec d’autres disposition du droit de l’Union

Le Tribunal de l’UE a relevé  le manque de motivation de la Commission quant à sa décision  de ne pas ouvrir la procédure formelle d’examen du régime d’aide. Une telle décision peut en effet porter atteinte aux garanties procédurales de la requérante.

En l’espèce, le Tribunal de l’UE n’a pas remis en cause le raisonnement de la Commission selon lequel il n’est pas possible d’apprécier isolément les modalité d’une aide et que toutes les conditions d’éligibilité de l’aide étaient indissolublement liées à la mesure en cause. Toutefois, la Commission a considéré dans sa décision que l’exigence de rémunération minimale fixée par la convention collective nationale applicable au secteur du transport aérien pourtant comprise dans la mesure en cause n’était pas intrinsèque à l’objectif de ladite mesure étant donné que son but, à caractère social, différait. Par conséquent, la compatibilité de cette exigence devait être appréciée au regard « d’autres dispositions pertinentes du droit de l’Union »

Le Tribunal a relevé que la position de la Commission selon laquelle l’exigence de rémunération minimale était indissociablement liée à la mesure en cause ne ressortait pas du texte de la décision. Par ailleurs,  la Commission n’a pas suffisamment examiné la compatibilité de la mesure avec d’autres dispositions du droit de l’Union que les articles 107 et 108 TFUE et le Règlement Rome 1, notamment avec l’article 56 du TFUE relatif à la libre prestation de service.

La portée des décisions du Tribunal

En annulant trois décisions de la Commission autorisant des mesures d’aide significatives au secteur aérien, le Tribunal fixe un niveau d’exigence bien plus élevé pour l’appréciation de la compatibilité d’aides à respecter pour la Commission européenne, nonobstant le contexte d’urgence de l’époque. Le Tribunal rappelle ainsi à la Commission qu’elle se dit de respecter les règles qu’elle a elle-même déterminé dans son Encadrement temporaire adopté et régulièrement amendé pour s’adapter au contexte économique impacté par la pandémie. Par ailleurs, le Tribunal rappelle ainsi l’obligation de motivation qui pèse sur la Commission quant aux critères d’éligibilité des bénéficiaires d’un régime d’aides.

Néanmoins, en tout état de cause, l'impact économique pour les compagnies aériennes concernées devrait être limité car la Commission dispose toujours d'une large marge d'appréciation pour autoriser les aides, en particulier dans les circonstances exceptionnelles de la pandémie. Rappelons par ailleurs que Deutsche Lufthansa a déjà remboursé de manière anticipée l’aide dont elle a bénéficiée.

Ryanair avait déjà obtenu des annulations dans deux affaires précédentes, concernant des aides à KLM et TAP Air Portugal. La Commission a ensuite adopté de nouvelles décisions mieux motivées dans les  semaines qui avaient suivi leur annulation. Relevons que dans ces deux affaires, le Tribunal de manière exceptionnel avait suspendu les effets de l’annulation de ces jugements, ce qui n’est pas le cas dans les trois affaires commentés.